JOYCE JOUMAA
Youssef Bey Karam – film / vidéo (titre provisoire)
Youssef Bey Karam. Image : Joyce Joumaa
suivi
︎novembre 2025
Réflexions sur le tournage de Youssef Bey Karam
Juillet – septembre 2025
Cela fait des années que je pense à ce film. J'ai grandi en regardant la statue grandiose de Youssef Bek Karam chaque été, sous le soleil brûlant du Liban et la brise de la montagne. La figure de bronze se dressait en sentinelle contre un ciel qui promettait tout et n’a livré que des fragments. J'ai regardé la statue être remplacée, sous les klaxons des automobilistes ou debout sur leur balcon à regarder le héros arriver telle une résurrection métallique. L'ancien cédant la place au nouveau à la manière libanaise particulière : théâtrale, émotionnelle, en quelque sorte toujours incomplète.
Je me demandais constamment comment nous en venions à commémorer des figures nationales alors que notre propre vision de l'État-nation n'est peut-être pas formulée. La condition postcoloniale est précisément cela : l'héritage de récits fracturés, le fardeau de la construction identitaire à partir des débris de l'intervention impériale. Dans cette optique, Youssef Bek Karam m’intéresse précisément parce que son histoire met en lumière un moment où l'on avait une vision claire de ce que peut être le Liban, libre des interventions occidentales et de la puissance coloniale. Sa rébellion dans les années 1860 n'était pas seulement une résistance : c'était l'articulation du possible, l'imagination audacieuse d'un Liban qui lui appartenait. Dans sa défiance envers les réformes administratives ottomanes imposées par les puissances européennes, s’esquisse les contours de ce que nous aurions pu devenir : une nation qui se définissait elle-même plutôt qu'elle n'était définie, dont le discours était sien plutôt que déterminé par d’autres. Sa vision était à la fois territoriale et spirituelle, traitant les montagnes à la fois comme refuge et métaphore de l'indépendance, le cèdre comme un symbole non pas de cartes postales, mais d'un enracinement qui ne pouvait être déraciné par des intentions étrangères.
Assez rapidement, la guerre en Palestine a commencé et elle allait nous atteindre précisément parce que c'est ainsi que l'Occident a prédéterminé notre destin en utilisant des lignes, nous plaçant à proximité de leur entité violente en constante expansion. Nous existons en marge d’une carte dessinée par quelqu’un d'autre, notre souveraineté est toujours conditionnelle, toujours temporaire. Quand la guerre s’est fait ressentir au Liban, je travaillais encore sur le film, du moins d'un point de vue conceptuel, et ça a occasionné un tournant dans ma réflexion sur un film portant sur la fabrication d'un héros. L'ironie ne m'a pas échappé, filmant la mémoire de la résistance alors que la résistance s’écrasait en temps réel. Le présent s'est effondré dans le passé avec une clarté écœurante. Chaque explosion me rappelait que la lutte de Karam n'était pas un artefact historique mais une condition éternelle.
Nous avions l'impression de repasser constamment le cycle de la commémoration et de la création d'un précédent pour le souvenir et le deuil, une boucle sans fin où chaque crise donne naissance à de nouveaux martyrs tandis que les anciens prennent la poussière. Comme le présent exigeait un témoignage immédiat, j'ai réalisé que faire un film sur Karam ne consistait pas à ressusciter un héros mort, mais à s'interroger sur les raisons pour lesquelles nous avons besoin de héros. La statue de mon enfance n'a jamais vraiment été Karam. C'était notre désir collectif que quelqu'un d'autre nous sauve, projeté sur du bronze. Mais la véritable rébellion de Karam n'était pas de devenir une statue; il s'agissait du travail quotidien ingrat de construire des structures alternatives, d'imaginer une gouvernance au-delà des cadres coloniaux.
Le film n'est pas encore réalisé, et peut-être ne devrait-il pas l’être. Dans cette suspension, je trouve une autre forme d'honnêteté : l'aveu que la véritable résistance pourrait résider non pas dans la commémoration des héros du passé, mais dans le refus de transformer nos luttes présentes en monuments futurs. La vraie question n'est pas de savoir qui nous sauvera, mais comment nous pourrions enfin apprendre à nous sauver
J.J.
︎novembre 2024
Le Colonel Ottoman mentionne aux représentants de pays étrangers qui sera impliqué dans la décision de nommer le prochain gouverneur du Liban.
Youssef Bey Karam en désaccord avec ses collègues ottomans en leur affirmant que bien qu’on puisse naitre libre ce n’est en réalité pas le cas sous leurs politiques.
projet
Le projet de film/vidéo de Joyce Joumaa s’articule autour de l’héritage de Youssef Bey Karam, un combattant libanais qui a mené une rébellion contre les Ottomans dans les années 1860. Exilé à plusieurs reprises du Liban pour son travail en faveur de la souveraineté libanaise, il a voyagé d’Algérie vers les capitales européennes en laissant des archives écrites plaidant pour l’autonomie libanaise. Aujourd’hui, les archives de Karam – un héros libanais – sont conservées à l’Université Saint-Esprit de Kaslik. Joumaa propose une œuvre vidéo, à la fois documentaire et fiction, dans laquelle elle revisite les événements ayant marqué la vie de Karam et se penche sur leurs effets sur le Liban, à la lumière de la situation économique catastrophique et de l’effondrement social actuels. Jouant avec les genres cinématographiques et leur propre récit de la vérité, Joumaa tente, dans ce deuxième film (qui fait partie d’un projet de trilogie abordant la crise sous différents angles), de traiter l’histoire à la fois comme un refuge et comme une toile de fond de l’infrastructure à l’origine de la crise actuelle.
Soutien en pratique artistique reçu en 2023.
PRATIquE
Dans son travail Joyce Joumaa aborde la phénoménologie de la performance politique. Elle crée des récits qui sont inspirés d’une archéologie du conflit en réimaginant son rapport au lieu et aux acteur.trice.s qui ont contribué à son émergence. Sa pratique a son origine dans le genre du documentaire qu’elle associe à la fiction afin d’aller à contresens ou au-delà de l’histoire du lieu pour en arriver à envisager un état d’être alternatif. Elle explore en ce moment les pistes qui ont mené à la crise économique actuelle au Liban et qui les mécanismes qui les sous-tendent.
BIOGRAPHie
Joyce Joumaa est une artiste vidéaste basée entre Beyrouth et Montréal. Après avoir grandi au Liban elle a poursuivi des études en cinéma à l’Université Concordia à Montréal. Son travail a été exposé au Musée des beaux-arts de Montréal, à la Galerie FOFA et à Dazibao. En 2023-2022 elle a été lauréate du Programme de résidence pour commissaires émergents du Centre canadien d’architecture. Elle est récipiendaire en 2023 de la bourse Plein Sud.